Introduction au Midrash Rabba sur l'Ecclésiaste (Tome 2)
Le livre biblique de l’Ecclésiaste s’appelle en hébreu Qohélet. On ne sait pas bien la raison de ce terme dont le sens renvoie à la notion de qehila, l’assemblée. Qohélet serait peut-être celui qui parle devant l’assemblée, le prédicateur. Comme l’ouvrage commence par : Paroles de Qohélet fils de David, roi à Jérusalem, on a identifié Qohélet à Salomon. La tradition juive attribue trois livres à ce roi : Les Proverbes, le Cantique des Cantiques et l’Ecclésiaste. Curieusement, le nom de Salomon ne figure pas dans l’Ecclésiaste. En revanche, Qohélet Rabba cite 125 fois ce nom.
Quel est le sens du livre de l’Ecclésiaste ? Bien malin qui pourrait le dire tant l’ouvrage est déroutant et défie la critique depuis des millénaires. On pourrait dire de Qohélet ce que Saadia Gaon à dit du Cantique des Cantiques: on en a perdu la clé. Cela n’empêche pas les hypothèses, mais aucune ne parvient à rendre compte de la totalité du texte. Toujours, une pièce du puzzle reste à l’écart qui invalide l’hypothèse. Par exemple, Qohélet contiendrait des idées “tendant vers l’hérésie” mais comment alors un tel livre pourrait-il contenir une phrase telle que : les paroles des Sages sont comme des aiguillons ?
Ce livre est un météore, un OVNI (objet vétéro-testamentaire non identifié) qui, tombé d’on ne sait où, continue deux mille ans plus tard à nous intriguer tel un diamant brillant de mille feux.
Il est possible que cet ouvrage s’inscrive dans le cadre d’une polémique contre les Gnostiques. En effet, après la chute du Temple, une tendance se fit jour au sein du Judaïsme qui interpréta ces événements comme une rupture définitive entre Dieu et son peuple. Dieu était devenu l’ennemi de son peuple. La Gnose est aussi un midrash, elle s’exprime de manière codée. Mais son leitmotiv est le suivant: le Dieu de la Bible est déficient. Par un argument ontologique a contrario il devient même un incapable. Il est impossible dans le cadre de cette introduction de résumer cette immense formation midrashique que constitue la Gnose. Mais on peut remarquer que le thème de la sagesse y est négativement prépondérant: Dieu n’a pas créé le monde avec Sagesse. A quoi le judaïsme rabbinique va s’opposer dès la toute première ligne de Genèse Rabba et marteler cette idée:
Yahvé, par la sagesse, a fondé la terre, il a établi les cieux par l'intelligence (Pr 3, 19)
et cette sagesse est assimilée à la Loi, à la Tora.
• Qui est Salomon ?
Quitte à errer, autant suivre la méthode mise en œuvre pour les livres de Ruth et d’Esther, qui consiste à « écouter » les préoccupations des midrashim sur ce livre et sur son auteur supposé.
Que signifient toutes ces anecdotes sur la sagesse de Salomon qui aurait été prodigieuse ? Pourquoi tous ces récits sur le destin mouvementé de ce roi, sur le nombre de ses femmes notamment ? Que signifient sa connaissance du langage des animaux et son rapport aux démons ?
La clé de l’Ecclésiaste résiderait-elle dans la compréhension de ce que représente Salomon ? Oublions ce que nous savons de ce roi et réduisons-le à ses attributs midrashiques. Salomon régna (mashal) et fit des paraboles (meshalim). Salomon est si sage que la Reine de Saba vient le voir des confins de l’Orient.
L’existence de la Reine de Saba est attestée par la Bible, les Évangiles et le Coran. Devant un tel œcuménisme, Hollywood fit de cette histoire le Péplum des Péplums.
Voici tout ce que Hollywood a compris des textes sacrés: une jolie femme, idolâtre sans doute un peu, mais Cléopâtre jusqu’au bout des ongles, peut réduire un puissant roi à l’état de pantin.
Or, voici que dans le traité talmudique Baba Batra 15b, un certain R. Samuel bar NaHmani, émet cette affirmation propre à désespérer tous les studios, de Billancourt à Cinecitta : la Reine de Saba n’aurait jamais existé.
Situation embarrassante. Les Évangiles et le Coran qui reprennent ce midrash croient à son historicité mais le midrash originaire, lui, n’y croit pas.
Déstabilisés par cette affirmation audacieuse, nous voici désormais enclins à la méfiance : Que signifie la formation midrashique qui s’est élaborée autour de Salomon ? La réponse à cette question devra expliquer tout à la fois : la reine de Saba, Salomon exorciste, médecin, régnant sur toute la terre, parlant aux animaux, etc. Et même inventeur de la crème à épiler.
Cette reine qui n’exista pas vient donc voir Salomon et le midrash nous signale alors un détail qui lui semble tout à fait essentiel et qui aura sans doute échappé aux spectateurs du peplum: Salomon remarque que Sa Majesté a du poil aux jambes.
Selon un récit arabe, Salomon, choqué par le système pileux de la dame, demande qu’on fabrique séance tenante une crème dépilatoire. Vous comprenez mieux maintenant pourquoi au 19e siècle les savants de tous bords ont jugé que décidément le midrash était un tissu d’enfantillages sans intérêt aucun. Dans un autre passage, on nous dit que Salomon épousa la Reine de Saba. Or nous savons ce que les noces signifient pour le midrash : Josué épouse Rahab, Joseph épouse Asenet, Boaz épouse Ruth, et Jésus épouse, selon les Apocryphes, Marie-Madeleine.
Il s’agit non d’épousailles mais de conversion. La Reine de Saba représente les païens, les idolâtres qui se convertiront à la fin des temps. Or Qohélet Rabba 3, 21 nous explique que les idolâtres sont appelés animaux (‘ovde kokhavim keruyim behema). Nous le postulions pour Ruth dont la nourriture, l’orge, était celle des animaux, nous en avons ici une confirmation explicite. Serait-ce là la raison qui explique la pilosité de l’auguste Sabéenne ? En tant qu'animal, on comprend qu'elle puisse avoir les pieds velus. Le poil (sha’ar) est aussi en hébreu la porte. Or on sait que le midrash a découvert une propriété étonnante de la porte, à savoir que seule la porte permet d’entrer. Comprenez que pour entrer dans la communauté d’Israël, il faut passer par la conversion. La reine a donc un défaut au pied, ce qui la rend comparable aux divers estropiés, paralytiques et autres grabataires par quoi le midrash figure invariablement les païens. La belle et sage reine a toutes les qualités, elle n’a qu’un seul défaut, elle a un problème au pied, un problème de porte et non de poil. Elle est païenne.
Salomon épouse la reine (en hébreu : il la fait entrer). C’est donc un convertisseur de païens. Il commande donc aux démons qui sont les dieux de l’idolâtrie. C’est pourquoi Salomon est un exorciste. Commander aux démons signifie en effet vaincre l’idolâtrie. Convertir les païens demande quelque qualités de perusasion, encore faut-il pouvoir leur parler. On comprend que Salomon doive pour cela parler le langage des animaux. Convertir les païens, c’est les guérir de leur idolâtrie. Salomon est donc médecin. On comprend aussi une fois pour toutes ce que signifie la gestuelle du lavement des pieds.
• Salomon et les femmes.
Salomon convertit les idolâtres, mais lui-même succombe à l’idolâtrie. Le midrash le rappelle à satiété : Salomon a chuté car il a été trop sûr de lui, il a multiplié le nombre de ses femmes, de ses chevaux et de son argent.
Pour ce qui est des femmes, le midrash n’est pas très clair. Voyez plutôt : il a épousé des femmes dont la loi interdit la conversion, il n’a pas épousé d’étrangères, mais il a eu des relations illicites avec elles ; les étrangères qu’il a épousées se sont converties mais pas sincèrement ; il a épousé des femmes mais seulement pour les convertir. Résumons: Salomon est en contact avec des femmes idolâtres, parfois il les convertit et parfois c’est lui qui succombe à l’idolâtrie.
Or cette situation est analogue à celle d’Israël au contact des nations idolâtres et menacé lui aussi de succomber. Voilà pourquoi on trouve des midrashim de ce genre : Asmodée demande à Salomon son anneau, symbole d’ascendant, de domination. L’ayant obtenu, Asmodée le jette à la mer (le pouvoir passe aux nations païennes figurées par la mer). Un poisson l’avale. Salomon, privé de son autorité, est exilé. Il voyage de ville en ville, tel un mendiant, et arrive un jour dans la capitale des Ammonites. Devenu cuisinier du roi, il retrouve l’anneau dans un poisson qu’il prépare pour la table du roi. Il retourne alors à Jérusalem et en chasse Asmodée. À la fin des temps, donc (présence du poisson) la royauté reviendra à Israël.
D’autres textes midrashiques établissent un parallèle entre le sort de Salomon et celui d’Israël. L’éloge de la sagesse de Salomon viserait donc la grandeur passée d’Israël. Il y eut un temps où Israël était la lumière des nations. Sa sagesse incluait même la sagesse grecque mais la dépassait. L’étude de la Tora inclut donc et transcende la sagesse populaire, la philosophie et les sciences.
Tel serait le sens de Qohélet.
• Salomon, une figure de l’eschatologie.
Salomon, parce qu’il convertit les idolâtres est une figure messianique. Il est un messie. Ce qui n’est pas étonnant pour un ben david qui, de plus, construit (boné) le Temple. En tant que messie il apportera la loi aux païens et les guérira donc de leur idolâtrie, d’où Salomon guérisseur et auteur de traités de médecine. Il allégera aussi la Loi juive puisqu’un passage midrashique lui attribue l’introduction du ‘eruv.
Le messie est-il seulement une figure projetée sur la dimension de l’avenir ? Ce n’est pas certain. Certains passages du midrash affirment que le messie est arrivé au temps d’Ezéchias. Conception prudente qui n’est pas sans consistance, mais peu susceptible de consoler les exilés et de sauvegarder le “principe Espérance”. Nous voici donc munis de deux messies : l’un qui est déjà venu, l’autre en attente. C’est pourquoi on nous dit que Salomon a été roi, puis mendiant, puis de nouveau roi.
• Sagesse et vent.
Les Docteurs du midrash tenteraient de réaliser dans Qohélet Rabba ce que Salomon opère dans l’ordre de l’eschatologie. Ils tentent de convertir à la Tora cette Raison tantôt déprimée, tantôt trop sûre d’elle-même. Une Raison orgueilleuse mène à l’échec, qu’elle soit juive ou gréco-romaine. Un passage du Midrash nous apprend ceci : Quand Alexandre le Grand entra à Jérusalem, il trouva les livres de Salomon et les fit lire à son précepteur Aristote qui s’en inspira. Il s’agit là simplement d’un midrash : inutile d’en faire une histoire.
Il n’y aurait donc pas incompatibilité entre Raison greco-romaine et Révélation juive.
Qohélet serait un compendium de la Raison de l’époque, le résumé de tous les écoles possibles: scepticisme, empirisme, utilitarisme, hédonisme, scientisme etc. Mais cette Raison fatiguée tourne en rond. L’esprit (ruaH) part au midi, tourne au nord, il tourne, tourne et va, et sur son parcours retourne l’esprit (Qo 1,6). Qohélet Rabba tente de “tirer” cette Raison vers la Loi, de la “convertir” à la Tora, de la rendre torano-compatible. Les Docteurs du Midrash ont eu, in extremis, l’intelligence de ne pas censurer ou rejeter cette sagesse tounoyante. Ils la lisent simplement dans les termes de la Révélation, non sans y injecter une dose d’eschatologie. Pour voir.
Mais le débat a été rude. Qohélet a failli ne pas entrer dans le Canon biblique.
• Lecture du Midrash et apiculture.
Le travail considérable qu’a nécessité cette traduction de Qohélet Rabba n’est que peu de chose au regard du travail qui attend maintenant le lecteur s’il veut simplement donner un sens à ce texte. Nous avons vu en effet dans l’introduction à Ruth Rabba que la difficulté à lire le Midrash tenait à l’enchaînement des idées. Les liens interstitiels entre deux idées, ces liens innombrables qui forment la texture midrashique elle-même, ne sont jamais explicités, c’est au lecteur de les dégager patiemment.
C’est à cet effort héroïque que nous invitons maintenant le lecteur.
Ce dernier se demandera sans doute qu’elle sera la contrepartie de tant d’héroïsme. Le Midrash répond par avance à cette légitime interrogation. Et, à son habitude, il le fait par une sorte de parabole. Cette récompense sera faite de miel.
Le lecteur du midrash doit sans cesse se poser cette question : pourquoi passe-t-on d’une idée à la suivante, et ce plusieurs dizaines de fois par page. Cette lecture industrieuse produirait donc du miel. On parlerait aujourd’hui d’endorphines ou de plaisir neuronal. Le midrash parle de miel, dont le terme hébraïque devash est l’acronyme d’un jeu pédagogique dont le principe est : derash veqabel sakhar : cherche et tu seras récompensé.
Il s’agit donc d’une lecture active et co-productrice du sens, et c’est pourquoi le lecteur est comparé à l’abeille (devora) ouvrière qui a un certain rapport avec le langage (davar).
Maurice Mergui
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• Le texte du Midrash Rabba sur l'Ecclésiaste (français et hébreu) est également disponible sur le logiciel "Le Midrash Rabba sur les Cinq Rouleaux" en vente par téléchargement depuis la boutique.