Introduction au Midrash Rabba sur les Lamentations
Le livre biblique des Lamentations commence par le mot eikha terme qui a donné son nom à ce livre. eikha est une forme emphatique du mot eikh qui signifie : Comment ? Quoi ? dans le sens de : comment cela est-il possible ? Il exprime donc l’étonnement, la stupéfaction et, à la limite, l'impossibilité du langage, son effondrement, à dire la destruction du Temple et l'Exil. eikha en arrive ainsi à signifier tout simplement : Hélas !
Dans nos introductions à Esther Rabba et à Ruth Rabba, nous avons mis en évidence que, au-delà des apparences et des effets narratifs propres aux récits de Ruth et d’Esther, ces ouvrages traitaient en réalité de l’Exil dont la fin devait coïncider avec l’avènement des temps messianiques.
Le livre biblique des Lamentations traite, lui, directement de l’Exil. On pourrait donc penser qu’il est plus simple, plus transparent, puisque nous n’avons pas à décoder au préalable de petites histoires relatives à de jolies veuves étrangères ou de sombres intrigues à la cour du royaume de Perse.
Que nous dit le livre biblique des Lamentations ? Que la catastrophe qui a frappé la Judée (galta yehuda, Juda est en exil) est due aux fautes des Judéens. En somme, Juda n’a que ce qu’il méritait. Cette catastrophe, si même elle paraît indicible, était pourtant annoncée. Elle était donc lisible dans le Pentateuque. Israël avait été averti.
Eikha est une megila (un rouleau) et non un sefer (un livre). Eikha est une qina, genre littéraire habituellement rendu par le terme : élégie. Longtemps ce texte s'est appelé megilat qinot : le rouleau des élégies. La nature élégiaque des Lamentations pourrait nous faire croire qu'il s’agit d’un pur cri de douleur inarticulé. En réalité, eikha est un texte extrêmement construit. Nous le voyons par sa forme particulière : Le livre biblique des Lamentations est un poème alphabétique. Le premier verset commence par la lettre alef (de eikha), le second verset commence par la lettre bet, etc. Comme l’alphabet hébraïque comporte 22 lettres, tous les chapitres comportent 22 versets, sauf le chapitre central qui en contient 66 (trois fois 22) car les versets commençant par chaque lettre y sont triplés. Il s’agit donc d’un texte écrit “sous contraintes”. Ce nombre de 22 n’est pas seulement déterminé par les 22 lettres de l'alphabet hébraïque, mais aussi par la valeur du mot eikh (comment ?) qui est aussi celle de Hama, la colère divine. Le mot eikha ayant par ailleurs une valeur de 36, Eikha Rabba contient 36 prologues (les prologues 2 et 31 étant doubles, le texte nous présente actuellement 34 prologues).
Pourquoi existe-t-il un midrash sur eikha ? Que peut ajouter un midrash au livre biblique des Lamentations ? Eikha Rabba se présente à nous comme un commentaire suivi du livre des Lamentations. Il “commente” chaque verset en le référant à divers épisodes de l’histoire d’Israël et rapporte de nombreuses paraboles, discussions, récits de Sages, etc.
Eikha Rabba apporte-t-il un éclairage nouveau au livre biblique des Lamentations, ou bien n’en est-il qu’une simple paraphrase ?
• Eikha Rabba et le droit.
Eikha Rabba semble abonder dans le sens du livre biblique des Lamentations dont le leitmotiv est le suivant : Juda a abandonné la loi divine, la Tora, il en a reçu le juste châtiment, à savoir la destruction du Temple et l’Exil. De fait, Eikha Rabba s’étale longuement sur la faute et les crimes des Judéens. On peut même dire que, sous ce rapport, Eikha Rabba en rajoute.
En voici un exemple : le meurtre du prêtre Zacharie, fils de Yéhoiada, ne figure pas dans le Livre des Lamentations. Eikha Rabba reproduit au moins quatre fois ce crime en détail (prologue 5, prologue 23, LmR 2,4, et LmR 4,16) sans compter divers autres endroits où ce meurtre est simplement évoqué. Mieux, Eikha Rabba démultiplie ce crime :
Sept transgressions furent commises par Israël en ce jour : ils tuèrent un prêtre, un prophète et un juge, ils versèrent un sang innocent, ils profanèrent le nom divin, ils souillèrent la Cour du Temple et tout cela eut lieu un shabat qui était aussi le Jour de l'Expiation.
Cependant, certains détails doivent attirer notre attention. En commentant le verset : L'Esprit de Dieu revêtit Zacharie, le fils du prêtre Yehoyada, qui se tint debout sur (me'al) le peuple, le midrash prenant prétexte d’une singularité du texte massorétique, observe :
Était-il donc sur la tête des gens pour que tu dises sur le peuple ? - Cela signifie qu'il s'imaginait être au-dessus de tout le peuple. Il était en effet gendre du roi, grand prêtre, prophète et juge, c'est pourquoi il se mit à leur parler avec arrogance ; en effet il est dit : Et il leur dit : " Ainsi parle Dieu. Pourquoi transgressez-vous les commandements de Yahvé sans aboutir à rien ? Parce que vous avez abandonné Yahvé, il vous abandonne " - Ils se liguèrent alors contre lui et sur l'ordre du roi le lapidèrent (2Ch 24.20-21).
Autrement dit, le midrash trouve ici une circonstance atténuante aux meurtriers de Zacharie. Est-ce à dire qu’ils ne seraient pas coupables ? - Certes, non. Cela signifie simplement que le midrash entend se tenir sur un autre plan que celui du livre biblique des Lamentations. Ce plan, c’est celui du droit. Eikha Rabba s’autorise à rouvrir le dossier et à réinstruire le procès qui a abouti à la catastrophe. Eikha Rabba se livre à un argumentaire juridique. La raison en est simple, c’est que maintenant l’essentiel est en jeu. Le dernier paragraphe de Eikha Rabba nous résume cet enjeu. Si ce à quoi nous assistons - la ruine du Temple et l’Exil - signifie un rejet définitif de Dieu, alors il n’y a plus d’espoir. Si, en revanche, il n’est que la manifestation de la colère divine, alors l’espoir subsiste, car il n’est pas de colère qui ne finisse par s’apaiser. Eikha Rabba entend sauver le “principe Espérance”. C’est aussi la fonction de cette immense formation midrashique qu’on appelle le messianisme.
C’est qu’entre-temps, on s’est avisé que les événements inconcevables qui sont survenus étaient susceptibles d’une lecture destructrice. La chute du second Temple, l’échec de la révolte juive et l’Exil forcé ont créé au sein du Judaïsme de dangereuses forces centrifuges. Des mouvements messianistes ou antinomistes commencent à faire une lecture désespérée de ces faits historiques : L’exil est une répudiation. L’alliance entre Dieu et son peuple est rompue à jamais. Certains groupes, au sein du judaïsme, font aussi une lecture fondamentaliste du livre des Lamentations : Dieu est devenu un ennemi (Lm 2, 4). Eikha Rabba rectifie : le texte porte très exactement : comme un ennemi.
C’est que le livre biblique eikha ne laisse pas beaucoup de place à l’espérance. Il se dégage de sa lecture un sentiment de culpabilité massif, le sentiment d’un fardeau trop lourd à porter. La fin du livre n’est en rien un happy end, comme pouvait l’être la fin du livre d’Esther. eikha se termine sur une interrogation angoissée : Pourquoi nous oublierais-tu pour toujours, nous abandonnerais-tu jusqu'à la fin des jours ? (Lm 5, 20). Il y a bien cette demande : Renouvelle nos jours comme autrefois (ib. 5, 21) qui sonne comme une ultime tentative d’effacer ce qui s’est passé, mais la dernière phrase du livre est dubitative : si tu ne nous as tout à fait rejetés, irrité contre nous sans mesure (ib. 5, 22).
La question fondamentale dont ce livre est l’enjeu est la suivante : la faute de Juda est-elle inexpiable ? Une lecture fondamentaliste de eikha, répond à cette question de manière affirmative : Oui, les Judéens, malgré les avertissements des prophètes, ont multiplié leurs crimes. D’ailleurs, depuis toujours ils tuent leurs prophètes et si même le messie arrivait aujourd’hui, les Judéens le mettraient à mort. La faute de Juda est inexpiable et la peine maximale s’impose : la rupture définitive entre Dieu et son peuple. Il faut se tourner vers une autre Alliance.
Eikha Rabba entend prendre le contre-pied de cette lecture et montrer qu’il n’y a pas de rupture entre Dieu et son peuple. Eikha Rabba entend ainsi aider les exilés à faire le deuil de leur glorieux passé et à envisager un avenir vivable. Or, le judaïsme rabbinique a strictement codifié les règles régissant le deuil, de manière à ce que le sujet affligé par la perte d’un être cher puisse sortir progressivement de cet état morbide, et éviter de sombrer dans la mélancolie. Eikha Rabba est donc d’abord un discours de consolation permettant aux Juifs de faire leur deuil. C’est-à-dire d’entrer dans le deuil, et d’en sortir. C’est pourquoi, Eikha Rabba nous montre Dieu lui-même se soumettre au rituel du deuil, puisqu’il a, à travers l’exil d’Israël, perdu un fils (LmR 1,1).
Revenons un instant à la contrainte alphabétique du poème, qui peut sembler incongrue s’agissant d’un chant funèbre. N’indique-t-elle pas justement qu’il faut contraindre cette douleur pour qu’elle n’envahisse pas la vie tout entière ?
Quant à la lecture fondamentaliste de eikha, elle est battue en brèche dans un très beau passage (LmR 1, 23) dans lequel la consolation d’Isaïe est opposée 22 fois aux imprécations de Jérémie. La lecture fondamentaliste tend en effet à essentialiser les accusations et les malédictions de Jérémie. À quoi le midrash oppose ceci : certes les Judéens, c’est une affaire entendue, ont péché de A à Z (de aleph à tav) mais à 22 reprises, Isaïe a prophétisé l’espoir :
Tu vois ainsi que toutes les malédictions que Jérémie prophétisa contre Israël, Isaïe les a anticipées et les a guéries.
Jérémie a dit : Elle passe des nuits à pleurer (Lm 1,2) et Isaïe dit : tu n'auras plus à pleurer, car il va te faire grâce à cause du cri que tu pousses (Is 30,19).
Jérémie a dit : Juda est exilée, soumise à l'oppression (Lm 1,3) ; mais Isaïe a dit : il rassemblera les bannis d’Israël (Is 11,12)...
Même quand Eikha Rabba ressasse jusqu’à la caricature les transgressions d’Israël, en fait, il les relativise. C’est le sens du rappel de la faute d’Adam, faute qui se termine elle aussi par un exil hors du Paradis. Finalement, n’est-ce pas le destin naturel de l’humanité de vivre hors du Paradis ? La vie est faite de fautes et de repentirs, c’est cela aussi l’Alliance. La chute du Temple ne saurait donc en marquer la fin. Tout comme la faute d’Adam ne marque pas le crépuscule de l’humanité mais son point de départ.
• Le juridisme d’Eikha Rabba.
Si la chute du Temple et l’Exil sont une sanction divine des fautes de Juda, l’énormité de cette sanction incite le midrash à se poser la question de sa proportionnalité. N’oublions pas que les maîtres du Midrash sont aussi les Docteurs du Talmud, habitués à penser en juristes. Le Midrash sur les Lamentations nous fait assister à des débats étonnants : ceux de juristes argumentant avec Dieu lui-même comme s’ils étaient au Prétoire. Ces débats semblent parfois puérils, mais ils sont toujours émouvants. Un exemple : Dans le Zohar sur les Lamentations, le midrash examine un autre crime “inexpiable” susceptible d’expliquer les malheurs d’Israël. Cette fois, il ne s’agit pas du meurtre de Zacharie, mais du rapt de Joseph. Voici la plaidoirie de nos juristes : Celui qui vole un homme...dit le Deutéronome, oui mais Joseph n’était pas encore un homme, c’était un enfant. Ce procédé peut paraître dérisoire, voire désespéré, il n’en est rien. Le midrash entend en rester au droit, or le droit reste un système formel. Il faut prendre les textes de loi à la lettre et utiliser toutes les ressources de la procédure.
Qui sait si le Juge ne pourrait pas être attendri par les arguments désespérés de l’accusé. À défaut, il est possible aussi de contre-attaquer. Dans Eikha Rabba (Prologue 24) on voit Abraham demander à Dieu de citer à comparaître la Tora elle-même. Chaque lettre de l’alphabet est appelée à la barre, sommée de produire son accusation et contrainte de répondre aux arguments du Patriarche. Voilà une autre raison de la forme alphabétique de eikha. On mesure ici l’audace de Eikha Rabba. Puisqu’on en est aux questionnements (eikha: comment ?) le midrash vérifie si Dieu, l’auteur de la Loi, a bien respecté celle-ci. Dieu lui-même est donc soumis à la loi qu’il a pourtant créée.
La Loi elle-même est à son tour questionnée. L’argument est le suivant : qu’est-ce qu’une loi qui condamnerait le seul peuple qui l’applique, même imparfaitement ? Nous avons rencontré ce type d’argument dans Esther Rabba 8,7 : devant la menace d’anéantissement des Juifs, Esther demande un jeûne de trois jours. Mardochée objecte que l’un de ces jours tombe le premier jour de la Pâque, à quoi Esther rétorque que si Israël n’existe plus, les lois de la pâque n’auront plus d’utilité.
• L’argument de Rachel.
À la fin du long prologue 24, Rachel avance l’argument suivant : Moi, Rachel, j’ai introduit une rivale chez moi, dès lors comment Dieu peut-il invoquer comme cause de l’exil, l’idolâtrie d’Israël. Les idoles en effet sont des rivales de Dieu, mais, comme on le sait, elles ne sont rien. Et Dieu accepte cet argument. Nous devons en conclure que le midrash prend une certaine distance avec le discours biblique qui explique “tout simplement” l’exil et les souffrances d’Israël par ses fautes. Mais, loin d’être une consolation, ce point de vue ouvre dans la pensée une interrogation encore plus inquiétante : Israël souffrirait-t-il pour rien ?
Tout se passe comme si cette souffrance inutile était rapportée à un éloignement, une éclipse de Dieu ou peut-être manque-t-il un intercesseur ? Ce serait cette absence qui serait l’objet des Lamentations rituelles du 9 Ab, jour où l’on récite la megila eikha.
Maurice Mergui
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