Introduction au Midrash Rabba sur Esther
Nous présentons ici le Midrash Rabba sur Esther, nommé aussi Esther Rabba. Après le Midrash Rabba sur Ruth, il constitue le second titre de la série des cinq tomes du Midrash Rabba relatif aux Hamesh megilot, les cinq rouleaux.
• Esther : une figure du midrash
Dans l’introduction à Ruth Rabba, nous notions qu’une lecture “naïve” du livre de Ruth s’avérait très vite impossible. Il en est de même dans l’histoire d’Esther. D’ailleurs, dans le Talmud de Jérusalem (traité megila) nous lisons : il y a lieu d’expliquer l’histoire d’Esther de manière midrashique.
Du coup, le sens de cette petite histoire qui nous paraissait si simple au premier abord, nous paraît maintenant moins évident. Un complot fomenté contre les Juifs de Suse et qui se retourne contre son promoteur : telle est l’histoire que rapporte le livre biblique d’Esther. Cependant, très vite, le lecteur en vient à se poser un certain nombre de questions.
• Pourquoi cette histoire si simple est-elle entrée dans le Canon biblique ?
• Pourquoi l’appelle-t-on megila, rouleau, et non sefer (livre)?
• Pourquoi accorder tant de mérites à une jeune fille juive qui se donne à un roi idolâtre ?
• Pourquoi le nom de Dieu est-il, comme on l’a noté depuis longtemps, absent de ce livre ?
• Comment justifier l’apologie de l’extermination générale des habitants de Suse par les Juifs, et l’allégresse qui s’ensuit?
De quoi nous parle donc, vraiment, le livre biblique d’Esther ?
Pour le savoir, il nous faut, comme nous l’avons fait pour le livre de Ruth, écouter les préoccupations du Midrash sur Esther.
Dans Esther Rabba, un commentateur signale la similitude entre Est 3,4 et Gn 39,10 où il est question de l’histoire de Joseph. Dans les deux cas, le héros subit un harcèlement quotidien en vue de commettre une infraction à la Loi, mais il résiste et ne veut rien entendre (ve lo shama'). C'est pourquoi, la récompense du héros est similaire. Gn 41,42 et Est 8,2 sont rapprochés : le monarque, dans les deux cas, ôte son anneau et le donne au héros.
Le Targum shéni sur Esther, autre texte midrashique, établit d’autres parallèles entre le rouleau d'Esther et l'histoire de Joseph.
Vous avez vu que les frères de Joseph l’avaient vendu dans une terre étrangère, leurs descendants furent vendus sur une terre étrangère. Benjamin ne prit pas part à cette action de ses frères, en conséquence ses descendants, Mardochée et Esther, furent les rédempteurs d’Israël (3,14).
Et, de fait, les analogies entre les deux scénarios, celui de Joseph et celui d’Esther, en apparence si distincts, sont frappantes et ont déjà été remarquées.
- Les deux récits se déroulent en exil. Il est possible que ces récits aient pour but de défendre le judaïsme exilique contre la maison de Juda.
- Dans les deux cas, des Juifs, de condition modeste, accèdent à des positions élevées dans le royaume, après que des gens en place (Vashti ou les serviteurs de Pharaon) en aient été chassés.
- Les deux héros acquièrent la faveur royale par leur beauté, et par leur sagesse. Ce sont des héros “féminins”. Joseph a pour attributs la beauté, la chasteté, l’obéissance. Il a même tendance à trop parler.
- Ils arrivent au pouvoir pour service rendu au monarque, mais celui-ci, encore furieux du récent manquement de ses sujets, oublie un certain temps leur action méritoire. Mais un jour, les rêves, ou l'insomnie du monarque, les rappellent à son bon souvenir.
- Cette ascension du héros au zénith, passe donc par une phase d'éclipse : Joseph est rapté et vendu comme esclave, Esther se cache. Son nom même évoque ce qui est caché.
- Joseph comme Esther, s'abstiennent de révéler leur véritable identité, jusqu'à ce qu'ils soient obligés par les circonstances, de sauver leur peuple.
- Ils se dévoilent alors au cours d'un banquet.
- La suspension à un arbre joue aussi un rôle important dans les deux histoires, etc. Les analogies lexicales, enfin, sont telles, que l’on peut parler de scénario unique.
• Le banquet.
L’histoire d’Esther débute par un banquet au cours duquel la reine Vashti refuse de paraître devant le roi et tous ses sujets. Or la manière dont ce détail est traité attire notre attention par son formalisme juridique.
(Le roi Assuérus) s'adressa aux sages versés dans la science des lois car c'est ainsi que les affaires du roi étaient traitées, en présence de tous ceux qui étaient versés dans la science de la loi et du droit. (Est 1,13)
L'ordre donné à Vashti, de paraître au banquet, fait signe vers la Loi en général. Le texte même d'Esther, ainsi que le Midrash Rabba et le Targum shéni sur Esther, suggèrent cette lecture. “Tous les maris du Royaume seraient bafoués” si Vashti pouvait impunément refuser de paraître au banquet. Ce serait donc l'anarchie.
Refuser de paraître au banquet, c’est par double entente, refuser d’obéir à la Loi. Dans l’histoire de Joseph, les serviteurs de Pharaon qui tiennent une place analogue à celle de Vashti, sont échanson et panetier. On est donc bien dans le registre de la Loi, puisque dans le midrash, le pain et le vin symbolisent la Loi. La disgrâce de Vashti est due à son refus d’obéissance, mais surtout à son statut de modèle pour les autres femmes (lire : les autres peuples). Cette révolte menace, de fait, tous les peuples, car la colère du roi est dommageable pour tous.
Dans le Targum Shéni sur Esther, on trouve une séquence dans laquelle Salomon donne l’ordre à la reine de Saba de paraître à sa cour. En cas de refus, il la détruira. Quand la reine de Saba entend ces paroles, elle obéit et charge ses navires de cadeaux. Elle devient une sorte de Roi-mage, en un mot, elle se convertit. Cette “exégèse” nous explique comment, a contrario, nous devons comprendre le refus de Vashti : c’était une révolte religieuse contre le “Roi”.
Pour faire apparaître le scénario d’Esther, il convient de déjouer d’abord les ruses du midrash. Vashti est une descendante de la dynastie babylonienne, mais elle est ici la figure d’Israël. Assuérus est un roi idolâtre, et pourtant ici, il est la figure de Dieu.
Le scénario du livre d’Esther serait le suivant :
Loi donnée aux Juifs
(Ordre donné à Vashti)
Désobéissance des Juifs
(Vashti refuse de paraître au Banquet)
Cette révolte menace l’humanité entière
Faveur divine aux païens et oubli des bonnes actions des Juifs
Menace sur les Juifs
Repentir et refus de l’idolâtrie de la part des Juifs
(Mardochée ne s’agenouille pas devant Haman)
Le messie caché accepte d'intercéder auprès de Dieu
Repentir divin
(Vashti ne méritait pas le décret de mort)
Inversion de la situation
Sauvetage des Juifs, conversion des païens,
Destruction finale des idolâtres
• Esther, figure de l’intercession.
Le rouleau d’Esther fait entendre à plusieurs reprises l’expression devar ha-melekh, le décret royal. La grande question qui hante la pensée des Juifs de l’Exil est celle-ci : le décret divin qui a scellé la destruction du Temple et l’Exil d’Israël au sein des Nations, est-il irrévocable ? Si c’est le cas, Dieu ne résidera jamais plus parmi son peuple, il se retire dans un lieu (maqom) indéterminé, la loi est abolie et l’histoire d’Israël prend fin. Le Midrash et le Zohar sur les Lamentations, nous présentent une élaboration midrashique originale : Rachel, la “mère” d’Israël, tient tête à la divinité. Elle récuse le décret divin. Elle argumente. En quoi Israël a-t-il mérité cette punition ? À cause de l’idolâtrie ? Les idoles sont certes des rivaux qui irritent la divinité. Rachel rappelle alors qu’elle introduisit elle-même une rivale (Léa) dans sa maison. Aussitôt, pris de pitié, Dieu revient sur son décret. Cette élaboration est originale en ceci qu’elle propose une figure féminine, et donc inhabituelle, du messie et de l’eschatologie. Le Salut ne vient pas ici d’un roi-messie glorieux, mais d’une faible femme qui se dresse entre le Roi et Israël. Le Zohar sur les Lamentations va même jusqu’à figurer cette intercession par l’image suivante : lorsqu’il levait le fouet pour nous flageller, elle se dressait et recevait les coups du Roi afin de nous épargner. Cette peine de la flagellation porte le nom de malqut, qui sonne comme malkhut le royaume. La Reine Esther empêche le malheur de s’abattre sur Israël. Tel est le sens de la megila.
• Qui est Esther ?
Esther est sommée par Mardochée de “s’approcher du roi”, expression qui vise à faire entendre l’expression qarob le-malkhut qui occupait déjà une place si importante dans Ruth Rabba. L’édit des rois perses est en effet irrévocable. Seule Esther peut fléchir le Roi et faire annuler cet édit “irrévocable”. Elle est donc une figure du Salut. Le troisième jour, Esther se décide à s’approcher. Elle décide d'intercéder auprès de Dieu, lo ke-dat, en dehors de la Loi. L’intervention d’Esther est extra-légale.
Esther est donc une figure messianique. Comme Joseph, elle représente la victoire d’un principe “faible” fait de douceur et de modestie. Elle sauve les Juifs, elle provoque la conversion des non-Juifs (Est 8,17). Elle va permettre le retour d'exil et la reconstruction du Temple. Selon Esther Rabba 8,3 la reine Esther engendrera Darius qui permettra aux Juifs de reconstruire le Temple.
Ce n’est plus la délivrance finale, ni le messie glorieux, mais c’est déjà la “moitié du Royaume” que le Roi lui promet à trois reprises (Est 5,3 ; 5,6 ; et 7,2). Esther symbolise la victoire sur l’Exil, qui n'est donc plus une punition définitive.
On peut dire que c’est le fait de l’Exil qui, dans le Judaïsme, est cause de la pensée eschatologique. Le fait de l’Exil menace en effet l’identité juive elle-même. Dans le langage midrashique qui utilise volontiers la métaphore conjugale pour traiter des relations entre Dieu et son peuple, on a vu comment se posent les questions liées à l’Exil. Celui-ci est-il une répudiation définitive ou une séparation passagère ? Israël a-t-il reçu, par l’Exil, un acte de divorce ? Et dans ce cas, le contrat de mariage (la Loi) est-il encore valable ? Faut-il encore observer la Loi ?
Autre métaphore : celle de l’esclave. L’Exil est-il une vente définitive ? Un esclave que son maître a vendu (à Haman par exemple) doit-il encore obéir à ses ordres ? On comprendrait mieux alors l’insistance de la megila à faire en sorte que le Roi agisse avec Vashti “selon les règles du droit”.
Le livre d’Esther apporte une réponse essentielle à ces questions : l’Exil n’est pas définitif, ni la “séparation” irrévocable. L’Exil prendra fin un jour. Une épouse hautaine, Vashti, a été répudiée, mais lorsque le Roi décide de choisir une nouvelle épouse, qui choisit-il ? Esther, c’est-à-dire Israël rendu modeste et obéissant par l’Exil. Esther est orpheline. Elle a perdu de sa superbe, au point de cacher maintenant son identité. Esther est un Israël repenti. Le repentir est la seule chose capable de faire “revenir “ Dieu sur ses décrets. En effet, Dieu lui-même obéit à certaines lois, il n’est pas au-dessus de certaines règles. L’une d’entre elles est le principe mida keneged mida, mesure pour mesure. Le repentir de l’homme provoque mécaniquement, si l’on peut dire, le “repentir” ou le retour divin.
Esther est donc un personnage eschatologique. Elle force en quelque sorte la divinité à effectuer un retournement de situation. Les Juifs semblent être définitivement en exil et les idolâtres semblent triompher. Mais Esther, la cachée, poursuit victorieusement l’histoire du Salut. Elle corrige par sa geste, les erreurs de ses ancêtres. Le roi Saül, par arrogance, n’avait pas écouté l’ordre de Dieu de détruire Amaleq. Sa descendante, Esther, la cachée, accède à la royauté pour faire ce que Saül n’avait pas fait, c’est-à-dire obéir à l’ordre divin de supprimer définitivement le mal. Esther supprime donc Haman, descendant d’Amaleq, et représentant des idolâtres.
• L’Agent caché.
Le texte d’Esther présente également de nombreuses similitudes avec le livre de Daniel. En effet, dans le livre de Daniel, on voit aussi les païens accuser les Juifs de lèse-majesté. De ce fait, ces derniers sont menacés d'extermination par un décret irrévocable, mais un miracle inverse la situation et ce sont les païens qui périssent.
D'autres détails plus discrets rapprochent les deux livres. Daniel, selon le midrash, apparaîtrait d’ailleurs dans la megila sous le nom de Memukân. Esther et Daniel sont des livres qui traitent de ce qui est caché et qui agit néanmoins dans le silence et l'obscurité de l’exil. Malgré l'exil et ses ténèbres actuels, malgré l'absence apparente de Dieu, la délivrance germe à cause des justes cachés.
Cet agent caché opère sur plusieurs plans :
- C’est Israël, exilé parmi les nations mais qui propage secrètement la connaissance de Dieu.
- La religion d’Israël elle-même se cache et s’intériorise. Dans Isaïe nous trouvons ce conseil donné aux juifs pendant l'exil :
Va, mon peuple, entre dans tes chambres, ferme tes portes sur toi ;
cache-toi un tout petit instant, jusqu'à ce qu'ait passé la fureur (Is 26, 20).
Le secret de la survie au sein de l'exil est donc de rester chez soi ou de rester soi-même. Lorsque Daniel est accusé par les satrapes, il entre s'enfermer chez lui pour prier (Dn 6,11). La prière invisible remplace les sacrifices visibles.
- Dieu lui-même est caché, l'Exil est vécu comme une éclipse de Dieu, ce serait une des raisons de l'absence du nom de Dieu dans le livre d'Esther.
- Le messie enfin est caché. Il est mis de coté par Dieu depuis l'origine pour intervenir à la fin des temps.
- Daniel de son coté est celui a qui ce qui est caché est dévoilé. Le livre de Daniel comme la megila d’Esther est une apocalypse, un dévoilement (nigla).
Maurice Mergui
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