Introduction au Midrash Rabba sur le Cantique des cantiques (Tome 1)

Le Midrash Rabba sur le Cantique des cantiques est certainement l’un des piliers les plus importants du Midrash Rabba sur les Cinq Rouleaux. La tradition juive attribue le Cantique des cantiques au roi Salomon (avec les Proverbes et l’Ecclésiaste). Mais nous avons déjà vu avec Qohélet Rabba que l’attribution de ce texte à Salomon, loin d’éclairer le texte, rend ses origines encore plus obscures. 

Le Cantique des cantiques est un texte bien plus énigmatique encore que Qohélet. Saadia Gaon il y a plus de mille ans déjà affirmait qu’il s’agissait d’un texte dont on avait perdu la clé. Ce texte ne nous semble donc pas plus étrange parce que nous serions devenus plus ignorants.

En effet, nous ne sommes pas ici devant une narration (comme dans Ruth ou Esther). Ni en présence d’une élégie (comme dans les Lamentations) ni devant un discours sur la Sagesse (comme dans Qohélet). Avec le Cantique des cantiques nous sommes en présence d’une scène étrange sur laquelle des personnages non-identifiés parlant à la première personne énoncent à tour de rôle des phrases sans ordre apparent. Nul repère ne nous permet de nous situer dans un espace quelconque. Aucune indication de temps, ni de lieu, pas de progression de l’intrigue.
Face à une telle énigme, d’innombrables essais d’interprétation ont été avancés. Leur simple recension nécessiterait un ouvrage entier. Explications allégoriques, typologiques, cabalistiques, numérologiques, historiques : on a tout essayé. Ces systèmes d’interprétations ont ceci de particulier : ils sont tous extrêmement ingénieux, tous absolument convaincants, et tous totalement incompatibles entre eux.
Voici une de ces interprétations : Le Cantique serait le récit d’un rêve. Cette hypothèse s’appuie sur des éléments de bon sens comme (Ct 3,1) Sur ma couche, la nuit, j'ai cherché celui que mon cœur aime ou (5,1) je dors mais mon cœur veille. En Ct 3,5 le sujet de l’énoncé demande qu’on ne le réveille pas, etc.
Pour d’autres auteurs à l’inverse, il s’agit du récit d’un fait réel. Une paysanne ayant épousé un berger, tomba amoureuse du puissant roi Salomon mais vainquit son inclination et resta fidèle à son berger. Cette théorie sollicite ingénieusement une particularité du Cantique : on ne sait jamais quand la shulamite parle à Salomon ou quand elle s’adresse à son berger. Cette thèse est bien entendu inconciliable avec la thèse onirique.
Au début du siècle, un certain Wilhelm Erbt proposa la théorie suivante : Le cantique serait une compilation de poésies d'origine cananéennes qui chantent l'amour du dieu solaire Tammuz (aussi appelé Dod ou Shelem) pour la déesse de la lune Ishtar (ou Shalmit). Notre poème serait donc un résidu de paganisme qui aurait survécu au sein du Judaïsme. La forme du Cantique aurait été révisée afin de le rendre inoffensif et compatible avec le culte de Yahvé. Cette théorie est bien entendu diamétralement opposée à celle qui explique le Cantique comme une allégorie de l’amour de Dieu pour son peuple.
Parmi ces centaines d’explications, il y en est une qui risque de passer inaperçue tant elle est simpliste : le Cantique serait tout simplement un magnifique poème sur ce phénomène étrange : l’amour entre un homme et une femme. Resterait encore à expliquer le problème déjà rencontré dans le livre de Ruth : pourquoi un tel livre serait-il entré dans le canon biblique ? Serait-ce pour fournir un parallèle avec l’amour inexplicable du peuple d’Israël pour son dieu ? Inexplicable pour les autres Nations s’entend.
Une fois le Cantique entré dans le Canon biblique, les Maîtres du midrash se sont retrouvés devant un texte, désormais inspiré, héritage ancestral venu du fond des âges. Or toute tradition ancienne raconte d’une manière ou d’une autre l’histoire de son peuple. Le midrash va donc entreprendre de faire raconter à ce texte énigmatique l’histoire d’Israël.

Cette histoire n’a rien à voir avec l’invention d’Hérodote qui porte le même nom. Elle commence en effet avec l’Exode et se termine avec la venue du messie. C’est dire qu’elle tient en trois mots : Révélation, Exil, Rédemption.
Le midrash parvient à son but avec une virtuosité à couper le souffle. Il s’agit en effet d’un véritable tour de force de la littérature “sous contrainte”. Car tirer toute l’histoire d’Israël de ce poème disparate équivaut à vouloir lire dans la chanson “à la claire fontaine” toute l’histoire de France.
Dans l’introduction à Eikha rabba (le Midrash Rabba sur les Lamentations) nous notions que le midrash mettait à profit l’idée de sanction pour développer la métaphore judiciaire et exiger en quelque sorte le respect des formes légales (procédures, production des preuves et des témoins, proportionnalité et utilité de la peine...)de la part de l’auteur même de la Loi.
Le poème du Cantique des Cantiques fournit, lui, au midrash une métaphore plus légère et tout aussi productive : celle du couple. Avec la métaphore conjugale, le midrash tient, si l’on peut dire, la métaphore des métaphores.
Si le Cantique des cantiques est une histoire de berger, le midrash en fait la réponse de la bergère. Malgré l’exil, Israël entend rester fidèle à Dieu plutôt que de céder à la tentation de se donner à un autre mari (baal).
La métaphore conjugale va devenir dans le midrash omniprésente comme elle l’était déjà chez les Prophètes. Le livre d’Osée pour ne prendre qu’un exemple est entièrement construit sur cette métaphore conjugale. De même que Jonas voulait éviter le salut des païens, Osée, face à la trahison d’Israël suggère à Dieu de changer de peuple, comme on répudie une femme pour en prendre une autre. Dieu oblige donc le vieux prophète à vivre l’expérience conjugale pour lui faire comprendre ce qu’il vit :

Yahvé dit à Osée : Va, prends une femme se livrant
à la prostitution et des enfants de prostitution,
car le pays ne fait que se prostituer en se détournant de Yahvé (Os 1,2)

Lorsque Dieu lui demande ensuite d’abandonner cette femme, Osée fait l’expérience de l’amour conjugal et donne ainsi à voir l’amour de Dieu pour son peuple et son impossibilité à l’abandonner.
Cantique Rabba note : Israël est appelé fiancée à dix reprises dans les Écritures. En six endroits ici (dans le Cantique des cantiques), et en quatre autres endroits dans les livres prophétiques.
Le but de la métaphore conjugale est clair : affirmer que Dieu aime Israël d’un amour absolu et qu’il ne peut rompre son alliance.
Cette métaphore produit des effets parfois surprenants. Telle une jeune femme qui fait usage de ses charmes pour éveiller le désir de son mari, Israël se prévaut de Moïse et d’Aaron pour en appeler à la bienveillance divine :
TES DEUX SEINS : ce sont Moïse et Aaron. De même que les seins sont la beauté et la splendeur d’une femme, de même Moïse et Aaron furent la beauté et la splendeur d'Israël.
Tout au long de la lecture du midrash sur le Cantique des cantiques, le lecteur pourra vérifier que la métaphore conjugale présente aussi quelques avantages, relativement à la femme. C’est qu’elle permet de signifier discrètement que l’épousée a droit à quelques égards.
Un mari aimant ne saurait se comporter en effet comme un vulgaire baal. C’est pourquoi, notamment, la loi de Dieu doit être agréable.
R. YoHanan a dit : Si quelqu’un parle de Tora en public et que ses propos n’apportent pas à son auditoire autant de plaisir qu’une fiancée assise sous le dais nuptial, il serait préférable pour lui qu’il n’ait pas parlé.
Resh Laqish a dit : Si quelqu’un parle de Tora en public et que ses propos n’apportent pas à son auditoire autant de plaisir qu’une fiancée n’en apporte à son mari lorsqu’il la rejoint dans la chambre nuptiale, il serait préférable pour lui qu’il n’ait pas parlé.
Comment comprendre autrement ce passage qui clôt le chapitre 4 :
la Tora nous donne ici une leçon de savoir vivre, à savoir que le fiancé ne doit pas entrer dans la chambre nuptiale avant que sa fiancée ne lui en donne la permission. D’où le savons-nous ? De ce qu’il est dit : Que mon bien-aimé entre dans son jardin.
Le Cantique des cantiques n’étant certainement pas un traité de savoir vivre, le lecteur se demandera ce que peut bien signifier cette découverte du midrash : les rapports sexuels pour une femme peuvent se dérouler de deux manières, l’une selon sa volonté et l’autre contre sa volonté.

La métaphore amoureuse est avons-nous dit la plus productive de tout le midrash et nous retrouverons cette productivité à l’œuvre dans l’eschatologie. Si Israël est la fiancée, la kala, Dieu est le Hatan. L’histoire d’Israël est celle d’une simple infidélité. Dieu ne désespère pas de reconquérir sa fiancée.

C'est pourquoi je vais la séduire, je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur (Os 2, 16)

Il refuse le divorce :

Ainsi parle Yahvé : Où est la lettre de divorce de votre mère par laquelle je l'ai répudiée ? (Is 50,1)

Dieu attend le retour de sa fiancée et pardonnera toutes ses infidélités, ce seront de nouvelles fiançailles, cette fois définitives :

Os 2,20 - Je conclurai pour eux une alliance, en ce jour-là, avec les bêtes des champs, avec les oiseaux du ciel et les reptiles du sol ; l'arc, l'épée, la guerre, je les briserai et les bannirai du pays, et eux, je les ferai reposer en sécurité. 2,21 - Je te fiancerai à moi pour toujours ; je te fiancerai dans la justice et dans le droit, dans la tendresse et la miséricorde ; 2,22 - je te fiancerai à moi dans la fidélité, et tu connaîtras Yahvé.

D’où l’idée des noces eschatologiques et de banquet final. On sait que cette idée de seconde alliance a connu un destin inattendu.


• Midrash et sexualité.

On entend souvent dire que le judéo-christianisme est fâché avec la sexualité. Cette idée est-elle exacte ? Si tel est le cas cela ne transparaît pas dans le midrash sur le Cantique des cantiques. À l’appui de cette thèse, on cite souvent Ruth Rabba 6,4 qui semble fournir un autre son de cloche. On nous y explique en effet que trois hommes firent un serment pour être sauvés de leur désir. Il s’agit de Joseph, de Boaz et de Palti. D’autres textes ajoutent Ya’el, l’héroïne qui tua Sisra.
Le Midrash nous apprend qu’en récompense de leur abstinence, le nom de Dieu s’adjoignit au leur. Le midrash constate en effet que le dénommé Palti (1S 25,44) devient Paltiel en 2S 3,15. Pour ce qui est de Joseph la chose est plus acrobatique et il faut aller jusqu’à Ps 81,6 pour découvrir que le nom de Joseph y est écrit avec un hé inhabituel. Quant à Ya’el, on ne voit pas que le nom de Dieu y figure car ‘el avec un ‘ayin n’a jamais été un nom divin, aussi le midrash doit-il aller le dénicher jusque dans le tapis du verset Jg 4, 18 où le mot semikha est lu shemi-co (ceci est mon nom).
L’affaire serait donc entendue : la sexualité est chose à proscrire. Pourtant nous avons vu que Boaz pouvait très bien avoir une relation avec Ruth (à condition de l’épouser ensuite, ce qu’il avait, paraît-il, l’intention de faire). À moins qu’il y ait ici encore un effet de double entente. Potiphar est d’abord un prêtre païen, sa femme le harcèle jour après jour, mais Joseph ne cède pas. On est dans le registre de l’idolâtrie, sous couvert de sexualité. Potiphar est castré (par le midrash), or on sait que la stérilité est un attribut des païens. Pour ce qui est de Mikal à laquelle Palti résista, on nous dit en 1S 19,13 qu’elle utilise des idoles (teraphim) et qu’elle fut stérile. Quant à Boaz on sait qu’il résiste surtout au désir de hâter la fin des temps en faisant entrer tout de suite Ruth la païenne.
La stigmatisation du désir sexuel par le midrash viserait donc l’idolâtrie, non le désir sexuel.

• De la lecture du Midrash.

Comme nous l’avons fait pour les autres tomes du Midrash sur les Cinq Rouleaux, il nous faut rappeler dans cette introduction les difficultés inhérentes à la lecture du midrash. Lire le midrash en continu comme on lirait un roman, est une entreprise vouée à l’échec. Il convient plutôt de lire le Midrash un crayon en main car il s’agit d’une lecture difficile. On a vu en effet qu’à chaque instant, il faut trouver la raison qui fait passer d’une idée à une autre. Et comme chaque phrase peut contenir plusieurs idées, cela n’est pas toujours simple. En revanche, on peut aborder un midrash dans n’importe quel ordre, le laisser et y revenir à sa guise, et même le lire de manière distraite, en laissant vagabonder sa pensée. C’est peut-être même là le meilleur moyen de lire cette littérature, et de faire parfois quelques bonds.

Maurice Mergui

 

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